Ils étaient de Zara - Suite 13
Le 27
Novembre 1929, les côtes françaises furent en vue. Ils arrivaient dans cette
France dont jadis un de ses princes, de la famille des Lusignan, devint roi
d'Arménie. Cette France, sur laquelle, ils fondaient toutes leurs nouvelles
espérances.
De loin,
ils découvrirent le ville de Marseille éclatante de lumière dans la nuit qui
s'achevait. La beauté de cette vision les émerveillait, cependant qu'une
angoisse diffuse motivée par l'appréhension de l'inconnu les étreignait.
Mais, dès
les formalités de débarquement achevées, l'inquiétude disparut lorsqu'ils
aperçurent, sur le quai, leur cousin Takvor
Mardoyan. Il avait été chargé de venir les accueillir et les
accompagner, par le train, à la Cité Barles, au PONTET, où logeaient les Mardoyan.
« Chez
Barles » (comme on disait), les retrouvailles furent fêtées dans
l'allégresse. Tous rayonnaient de bonheur, on s'embrassait dans les rires et
les pleurs. Bouleversés et émus, ils se racontèrent les péripéties de leurs
itinéraires respectifs sous le regard attendri de la tante Marinos. Depuis plus de dix ans qu'ils
ne s'étaient vus, biens des événements tragiques ou heureux les avaient
accompagnés. Marinos avait eu un
dernier enfant. Une fille, Lousvart
(Lucie), née peu avant leur départ. Elle fit ses premiers pas sur le bateau qui
les amenaient en France. Lousvart
a cette particularité symbolique d'être l'ultime naissance familiale sur le sol
natal de ZARA.
La tante Marinos, une grande dame, belle brune
aux yeux verts, d'une grande bonté, était profondément attachée à ses neveux.
Elle leur a toujours manifesté une réelle sollicitude maternelle et protectrice
et les entourait d'une immense tendresse. L'image de ses frères assassinés,
constamment présente dans son esprit, et le souvenir de ses neveux orphelins
dans la tourmente, la portait à leur témoigner plus d'indulgence qu'à ses
propres fils.
Durant
quelques jours, ils vécurent ensemble dans les deux pièces octroyées aux Mardoyan par la direction de l'usine
Barles. A l'étroit certes, mais néanmoins heureux de se retrouver tous unis.
Là, ils
eurent aussi la joie de retrouver des amis de ZARA qu'ils croyaient disparus et
des camarades perdus de vue depuis l'orphelinat. Dans ce quartier de la
Croix-Verte, se constituait, progressivement, une collectivité de
"ZARAtsi". Avant de s'établir aux alentours, ils séjourneront, pour
la plupart, dans cet espace englobant la manufacture de carrelages et des
logements dont le propriétaire et patron se nommait M. Barles.
Un des
artisans de ce regroupement fut le cousin germain de notre grand-père Minas, Meguerditch Kapriélian, connu par son surnom
"Anglais". Cette appellation amicale était une conséquence plaisante
et empreinte d'humour de son itinéraire personnel.
En 1915, Meguerditch Kapriélian fut réquisitionné avec trois cents
autres militaires arméniens de l'armée turque pour acheminer, avec des chariots
à bœufs, du matériel et du ravitaillement sur le front russe. La mission
accomplie, les convoyeurs arméniens furent fusillés, sauf, miraculeusement, une
vingtaine de jeunes qu'on utilisa à divers travaux de force.
Meguerditch, placé
dans une ferme kurde, fut délivré lors de l'avancée russe et s'engagea dans un
des bataillons russo-arnnéniens commandés par des généraux arméniens dont le
général Antranik.
En 1917 lors de la Révolution
d'Octobre, les Russes cessant le combat, les Turcs reprirent du terrain,
obligeant les combattants Arméniens à regagner les territoires de l'Arménie
russe. Dès lors, jusqu'à la soviétisation, cette Arménie orientale abandonnée
par ses alliés subira la pression turque, mais aussi l'hostilité des Azéris et
des Géorgiens. Et, comble de malheurs, le pays martyrisé par ses ennemies
naturels sera ensanglanté dans une lutte fratricide opposant Communistes et
"Dachnaks" [1].
C'est dans cette phase historique, dramatique et confuse que de possession
tsariste, en passant par une indépendance éphémère (1918-1920), elle deviendra
République Soviétique.
Meguerditch
Kapriélian, ayant vécu cette période de trouble et se trouvant dans le
camps des perdants, dut s'enfuir. Il se réfugia en Iran, puis passa en Irak
sous mandat britannique. Embauché dans une usine de fabrication de wagons, il
apprit les rudiments de la langue anglaise et se familiarisa avec la culture
occidentale. Emigré en France, parmi les premiers, il deviendra l'interprète
des nouveaux arrivants, d'où ce surnom de "Anglais".
Malgré
l'interdiction catégorique de travailler, formulée sur leur certificat
d'identité collectif et la restriction du visa touristique, nos parents furent
embauchés dès le début de décembre 1929 à la manufacture de carrelages Vigier à
Pont Saint-Esprit. La plupart des "ZARAtsi" débutaient leur activité
professionnelle dans cette usine.
Contrairement
à leur intention, le séjour de notre famille fut de courte durée dans cette
localité. Il prit fin au début de Juin 1930 (Vartanouch
venait juste d'accoucher de son premier enfant, une fille, Jeannette Haygouhie), lorsqu'ils furent licenciés sous la suspicion de
penchant communiste - conséquence probable d'une querelle idéologique entre
compatriotes.
Les quatre
frères, profondément patriotes, conserveront avec ferveur, jusqu'à la fin de
leur vie, leur conviction et une confiance inébranlable dans l'avenir de
l'Arménie Soviétique. Ils estimaient que dans le contexte géopolitique
environnant il ne pouvait y avoir d'alternative à cette voie - la seule
permettant le progrès social et l'épanouissement du peuple.
Privés
d'emplois, chassés de Pont St-Esprit, ils se retrouvèrent dans une situation
des plus critique, d'autant que le délais supplémentaire du séjour touristique
était dépassé depuis Février 1930. Après de multiples démarches, on leur
accorda un contrat de travail leur permettant d'être embauchés aux carrelages
Barles, puis aux carrelages Dame et aux carrelages Denis Soulier.
De retour au Pontet, ils furent hébergés, à nouveau, pendant quelques semaines, chez les cousins Mardoyan, avant d'obtenir un logement de deux pièces, dans la Cité Barles. Ces logements, exigus, inconfortables, ne possédaient aucunes commodités. L'eau était fournie par une pompe à main, se trouvant à l'extérieur, commune à plusieurs ménages.
[1] " Dachnaktsoutioun" : un des partis traditionnels arméniens avec le "Ramgavar" et le "Hintchak".